La naissance du monde moderne 1780-1914 - 1ère partie

Publié le par Adriana Evangelizt

Un livre à lire absolument pour comprendre l'évolution de notre monde et pourquoi nous en sommes là où nous en sommes. Une superbe démonstration de l'uniformisation à l'échelle planétaire avec tous ses inconvénients sur les diverses cultures. Voici la première partie...

La naissance du monde moderne, 1780-1914 : Introduction

Ce livre se présente sous la forme d’une histoire thématique du monde qui couvre une période allant de 1780, début de l’Ère des révolutions, à 1914, date à laquelle éclate une Première Guerre mondiale qui va provoquer le démembrement du système contemporain des États et des empires. Il montre comment il est possible de rapprocher des évolutions historiques et des enchaînements d’événements traités indépendamment les uns des autres dans le cadre de travaux d’histoire nationale ou régionale. Ce faisant, il met en évidence l’existence à l’échelle planétaire de rapports et d’interdépendances relatifs à des changements politiques et sociaux qui ont très largement précédé le début d’une « mondialisation » dont on s’accorde à considérer qu’elle a débuté en 1945.

Non seulement les répercussions de certains événements décisifs, comme les révolutions européennes de 1789 ou de 1848, affectèrent d’autres sociétés un peu partout dans le monde, mais elles se conjuguèrent aux convulsions nées au sein même de ces sociétés. Par ailleurs, des événements survenus en dehors du centre embryonnaire d’une économie industrielle mondiale en Amérique et en Europe, comme par exemple les rébellions qui touchèrent la Chine et l’Inde au milieu du XIXe siècle, eurent un impact sur ce même centre, contribuant à façonner son idéologie et à dessiner de nouveaux conflits politiques et sociaux. À mesure que les événements mondiaux devenaient davantage interdépendants, les modes d’action des hommes et des femmes s’ajustèrent les uns par rapport aux autres, puis commencèrent à acquérir des traits communs partout dans le monde.

Ce livre décrit par conséquent l’émergence, à l’échelle planétaire, d’un phénomène d’uniformisation qui toucha les États, la religion, les idéologies politiques et la vie économique, à mesure de leur développement tout au long du XIXe siècle. L’apparition de cette uniformité ne fut pas seulement visible au niveau des grandes institutions comme les Églises, les cours royales ou les systèmes judiciaires. Elle devint également palpable dans ce que ce livre appelle « les usages relatifs au corps », à savoir la manière dont les gens s’habillent, s’expriment, mangent, ou gèrent leurs relations au sein de la famille.

Ces liens, qui se développèrent rapidement entre les différentes sociétés humaines durant le XIXe siècle, entraînèrent à l’échelle planétaire la création d’entités politiques hybrides, d’idéologies métissées et de formes complexes d’activité économique. Pourtant, ces liens étaient susceptibles de renforcer dans le même temps le sentiment de différence, voire d’antagonisme, qui existait entre les peuples de ces différentes sociétés, et en particulier entre leurs élites. Japonais, Indiens, ou Américains, par exemple, trouvèrent de plus en plus dans le sentiment d’identité culturelle, religieuse, ou nationale dont ils avaient hérité, la force nécessaire pour affronter les graves défis que leur posait une économie désormais mondialisée, et plus particulièrement ceux posés par l’impérialisme européen. Le paradoxe voulant que les forces planétaires et les forces locales se soient « cannibalisées » ou nourries mutuellement, pour reprendre un terme employé par le théoricien social Arjun Appadurai, est bien connu de tous ceux qui travaillent actuellement dans le domaine des sciences sociales.

Cette relation ambivalente entre le mondial et le local, le général et le particulier ne date pourtant pas d’aujourd’hui, il s’en faut. Ainsi, au XIXe siècle, les États-nations et les empires territoriaux aux prises les uns avec les autres ont vu leurs traits distinctifs se préciser de plus en plus, et sont devenus peu à peu antagoniques au moment même où certaines similarités se manifestaient entre eux et que des liens et un système de relations se tissaient entre ces différents acteurs. Les forces profondes du changement à l’échelle planétaire ont encouragé l’apparition de différences entre les communautés humaines. Mais ces différences se sont toujours davantage exprimées selon des formes similaires.

Ce livre soutient par conséquent la théorie que toute histoire locale, nationale ou régionale, relève aussi, dans une large mesure, d’une histoire mondialisée. Il n’est plus possible d’écrire une histoire qui serait « américaine » ou « européenne » au sens le plus étroit du terme, et il est encourageant de constater que nombre d’historiens se sont d’ores et déjà rangés à ce point de vue. Durant les années 1950-1960, les membres de l’école historiographique française des Annales, emmenés par Fernand Braudel, ont été les pionniers d’une approche mondialisée de l’histoire économique et sociale traitant du début de l’ère moderne.

La nécessité de dépasser les frontières des États et des écosystèmes est plus évidente encore dès lors que l’on aborde le XIXe siècle. Cela s’applique en particulier à l’histoire des États impériaux d’Europe, aussi bien les empires continentaux comme la Russie, que les empires maritimes comme la Grande-Bretagne ou la France. Des historiens comme Linda Colley et Catherine Hall pour la Grande-Bretagne, ou Geoffrey Hosking et Dominic Lieven pour la Russie ont été à l’avant-garde des efforts visant à montrer à quel point l’expérience impériale au sens le plus large du terme s’est révélée essentielle dans la création et le formatage de ces États nationaux. Parallèlement, R. Bin Wong, Kenneth Pomeranz, Wang Gfung Wu et Joanna Waley-Cohen ont commencé à écrire l’histoire de la Chine en lui redonnant une dimension planétaire, et en portant une attention extrême aux diasporas chinoises qui ont précédé l’instauration de l’hégémonie impériale occidentale, puis ont ensuite perduré sous la surface.

Quelles ont été les forces essentielles pouvant expliquer, à l’échelle mondiale, ces interdépendances et cette uniformisation croissantes durant le « long dix-neuvième siècle » ? Aucune histoire du monde durant cette période ne saurait ignorer l’importance centrale que prit la domination économique croissante exercée par l’Europe occidentale et par l’Amérique du Nord. En 1780, les empires chinois et ottoman constituaient encore à l’échelle de la planète des entités politiques puissantes, et les peuples autochtones gardaient encore le contrôle de la plupart des régions d’Afrique et du Pacifique. Le contraste est d’autant plus saisissant avec 1914, puisque, à cette date, la Chine et l’empire ottoman étaient sur le point d’éclater, et l’Afrique avait été brutalement asservie par les puissances européennes, les entreprises commerciales et les propriétaires de mines.

Entre 1780 et 1914, les Européens avaient spolié les peuples indigènes de vastes étendues de territoires, notamment en Afrique du Nord et du Sud, en Amérique du Nord, en Asie centrale, en Sibérie et en Océanie. Alors qu’en Europe occidentale et dans les régions côtières de l’Amérique le PNB par habitant était en 1800 tout au plus le double de celui de l’Afrique du Sud, et à peine supérieur à celui des régions côtières de la Chine, un siècle plus tard ce différentiel avait quintuplé pour passer de 1 à 10, voire plus. La plupart des régions du monde qui n’étaient pas sous le contrôle direct de l’Europe ou des États-Unis étaient désormais rattachées à ce que les historiens ont appelé des « empires informels », marqués par l’existence de disparités entre étrangers et autochtones au niveau de l’exercice du pouvoir, sans que cela ait encore débouché sur une annexion.

Cette domination physique s’accompagnait de différents degrés de soumission idéologique. Les manières de concevoir la société, les institutions et les façons de procéder qui s’étaient aiguisées dans les combats et les oppositions féroces entre nations européennes devinrent autant de moyens de contrôler les peuples non européens en leur indiquant la voie à suivre. Toutefois ces peuples n’absorbèrent pas de manière passive les bienfaits occidentaux, et ils ne se comportèrent pas davantage en victimes résignées de l’Occident. La manière dont ils assimilèrent, puis remodelèrent les idées et les techniques de l’Occident pour les adapter à leur propre situation, contribua à fixer des limites à la nature et à l’étendue de la domination que leur faisaient subir ceux qui détenaient le pouvoir en Europe.

Au début de la période étudiée dans ce livre, le monde était encore un monde multipolaire. Même si les Européens et leurs colonies d’outremer s’étaient déjà assuré des avantages compétitifs importants, l’Asie orientale, l’Asie du Sud et l’Afrique possédaient encore un certain dynamisme et un certain degré d’initiative dans différents secteurs de la vie sociale et économique. À la fin de la période, par suite de l’essor du Japon et de l’apparition des nationalismes extra européens, le leadership de l’Europe se trouvait déjà notoirement remis en cause. Une histoire de cette période se doit par conséquent d’examiner un certain nombre de points différents et apparemment contradictoires. Elle se doit de mettre en évidence l’interdépendance des événements survenus dans le monde, tout en admettant l’existence d’une domination occidentale indiscutable. Dans le même temps, elle se doit aussi de montrer comment, dans de vastes régions du monde, cette domination européenne resta tout à la fois partielle et momentanée.

Comment s’organise cet ouvrage ?

Plutôt qu’un récit narrant l’histoire du monde, cette Naissance du monde moderne se veut d’abord une réflexion sur cette même histoire. Les chapitres 3, 4 et 6, ainsi que le dernier chapitre s’efforceront de présenter une histoire des événements survenus dans le monde découpée en épisodes chronologiques à l’intérieur de la longue durée entre 1780 et 1914. Ils mettront en opposition des périodes de stabilité relative avec des moments de crises affectant l’ensemble de la planète. Le but recherché est de mettre en évidence et d’insister sur des liens de cause à effet entre plusieurs grandes séries de changements politiques et économiques. Le chapitre 3 par exemple, reviendra sur les liens politiques et idéologiques entre l’Ère des révolutions en Europe et en Amérique du Nord durant la génération qui suivit 1776, ainsi que sur le montée en puissance, à la même époque, de la domination exercée par l’Europe sur des non-Européens au cours de la première phase de « l’impérialisme planétaire ».

Des réinterprétations récentes des révolutions survenues en 1848 en Europe font qu’il est désormais possible d’analyser d’autres événements importants, comme les convulsions qui affectèrent la Chine au milieu du siècle et la grande rébellion de 1857-1859 en Inde, dans une perspective similaire. Le chapitre 4 analysera la guerre de Sécession en tant qu’événement mondial, et pas uniquement comme une crise américaine. Dans le chapitre 6, le nationalisme de la fin du XIXe siècle, l’impérialisme et les exclusions ethniques seront étudiés comme constituant un seul champ d’analyse, et non pas des champs distincts comme cela a souvent été le cas.

Tous ces chapitres reviennent et insistent sur l’idée que les histoires nationales ou les études régionales doivent prendre davantage en compte les changements survenus ailleurs dans le monde. Les idées et les mouvements politiques « sautent » par-dessus les océans et les frontières pour passer d’un pays à l’autre. Pour prendre un exemple, en 1865, la fin de la guerre de Sécession permit aux progressistes américains d’apporter leur soutien au gouvernement révolutionnaire mexicain de Benito Juarez, alors menacé par des conservateurs qui avaient reçu l’appui de la France. Les révolutionnaires mexicains avaient déjà reçu le soutien enthousiaste de Giuseppe Garibaldi et d’autres révolutionnaires qui avaient été en Europe les héros des soulèvements de 1848 contre l’autoritarisme. Dans ce cas précis, il apparaît que des expériences similaires avaient permis la constitution d’un front uni à travers le monde. Mais, le fait d’être confronté à un changement mondial était également susceptible d’encourager les intellectuels, les politiciens et même les gens ordinaires à mettre l’accent sur les différences plutôt que sur les ressemblances.

Autour des années 1880 par exemple, l’impact résultant de l’arrivée des missionnaires chrétiens et des marchandises occidentales avait conduit les Indiens, les Arabes et les Chinois à prendre davantage conscience du caractère spécifique de leurs pratiques religieuses et de leurs manières de se conduire, ainsi que de l’excellence de leur artisanat local. Avec le temps, cette sensibilité à la différence allait elle-même générer d’autres liens à l’échelle planétaire. Les artistes indiens virent en leurs contemporains japonais les héritiers d’une tradition esthétique qui avait su préserver sa pureté originelle, et ils intégrèrent leur apport dans leurs propres œuvres.

Le but poursuivi tout au long de ce livre sera donc de combiner ce type d’histoire, que l’on pourrait qualifier « d’histoire latérale » — l’histoire des liens et des rapports — avec une « histoire verticale », qui serait celle du développement des institutions et des idéologies spécifiques.

Les chapitres 1, 2 et 5, ainsi que la seconde moitié de cet ouvrage développeront par conséquent une approche plus thématique. Ces différents chapitres examineront les principaux concepts sociaux utilisés par les historiens, tout comme ils l’avaient d’ailleurs déjà été par les auteurs et les publicistes au XIXe siècle, pour définir les grands changements survenus alors. Parmi ces concepts, l’essor de l’État moderne, celui de la science, de l’industrialisation, du libéralisme et de la « religion » sont ceux qui apparaissent les plus importants. Le but de ces chapitres est de rassembler des données provenant de tout un ensemble d’études régionales ou nationales pour examiner de quelle manière ces institutions ou ces idéologies se sont implantées et sont montées en puissance à des moments différents dans différents endroits. Ces chapitres s’efforcent d’établir une histoire des liens et des processus sans en rester à la théorie simpliste d’une diffusion de la modernité vers l’extérieur à partir d’un centre américain ou européen tout puissant et « rationnel ». Là encore, ce livre insiste sur l’importance de l’action des peuples non européens colonisés ou semi-colonisés, et des groupes dominés au sein même des sociétés américaine et européenne dans le façonnement de l’ordre mondial contemporain.

Ainsi, pour prendre un exemple, la reconstitution de la hiérarchie catholique romaine en Europe après 1870, s’est inscrite dans un mouvement beaucoup plus large de construction de « religions universelles » alors en train de s’opérer dans les mondes hindouiste, confucéen et bouddhiste tout autant que chrétien. Il ne s’agit pas d’une simple analogie, mais d’événements ayant entre eux des liens de cause à effet. Si les Églises chrétiennes se mirent à collaborer et à créer de nouvelles organisations là où elles étaient chez elles, ce fut d’abord parce que cette solidarité était nécessaire pour leurs activités missionnaires outremer, là où elles étaient menacées par un islam renaissant et par d’autres traditions religieuses en plein essor parmi des sujets théoriquement soumis.

Ce livre se clôt par un examen des dernières années avant la Première Guerre mondiale, période durant laquelle les rivalités diplomatiques et les changements économiques internationaux exercèrent sur le système des États et des empires des pressions sans précédent. Comme l’a souligné Hew Strachan, la Première Guerre mondiale fut bel et bien mondiale bien qu’elle ait commencé comme une guerre civile à l’intérieur du centre européen du système monde. Ce conflit n’était pas « inévitable », mais sa force destructrice, dont les répercussions allaient affecter tout le XXe siècle, fut le résultat de la confluence d’une multitude de crises locales, dont beaucoup avaient leur origine en dehors de l’Europe proprement dite.

Écrire l’histoire du monde soulève nombre de questions de fond en matière d’interprétation et de présentation. Nous allons en examiner trois ici, avant d’aborder la question de l’uniformisation croissante dans un domaine particulier, celui des usages relatifs au corps humain.

Premier problème : les « causes premières » et le facteur économique

La plupart des historiens professionnels gardent toujours à l’esprit la question de savoir « ce qui a fait que les choses ont changé ». Les historiens et les philosophes vivant au XIXe siècle avaient tendance à penser que l’histoire était à la remorque des grands changements intellectuels et spirituels. Ils croyaient que c’était Dieu, ou bien l’Esprit de Raison, ou bien encore la volonté de Libération, qui faisaient bouger le monde. Certains avaient foi en la « mission civilisatrice » du christianisme européen. D’autres pensaient que les races et les civilisations passaient par des phases ascendantes et descendantes du fait des lois naturelles de la concurrence, de la survie et du déclin.

Au XXe siècle, les explications matérialistes du changement se sont imposées. En 1950, parmi les historiens de premier plan, beaucoup étaient influencés par les théories socialistes et considéraient que la logique du capitalisme industriel constituait la force principale pouvant expliquer les changements survenus dans la vie des hommes et des femmes après 1750. À un certain niveau, il est sans doute exact que le principal changement survenu au XIXe siècle a été le basculement des sociétés et des États les plus puissants vers l’industrialisation des villes. La volonté des capitalistes de maximiser leurs revenus et de placer le travail en position de soumission a été une force poussant inexorablement au changement, non seulement en Occident, mais aussi à travers les continents africain et asiatique.

Le panorama de l’histoire du monde le plus solide et le plus consistant qui ait été publié à ce jour en langue anglaise, la grande œuvre en quatre volumes d’Eric Hobsbawm , insiste de manière explicite sur ce point, en particulier dans le volume intitulé L’Ère du Capital. Toutefois, comme l’a fait remarquer Perry Anderson à l’occasion de la parution de l’autobiographie d’Hobsbawm en 2002 *, les grandes évolutions politiques et intellectuelles survenues au XIXe siècle n’ont pas nécessairement résulté de l’accroissement sous-jacent de la puissance du capitalisme industriel.

Les mouvements s’opérant au sein des économies, des idéologies et des États n’ont pas toujours été synchrones. Ils ont plutôt été interactifs. La Révolution française, qui fut l’événement marquant de son époque, se produisit antérieurement à tout essor significatif de l’industrie, même en Grande-Bretagne, et aujourd’hui, il n’est plus guère d’historien pour voir dans cette révolution le triomphe de la « bourgeoisie ». Sans doute nombre d’hommes de loi et de membres des classes moyennes y prirent-ils une part active, mais ces derniers étaient des parasites vivant aux dépens de la noblesse ou des assemblées régionales plutôt que des capitalistes avérés. En 1870, en plein âge d’or du capital si l’on en croit l’interprétation d’Hobsbawm, les principaux détenteurs du pouvoir restaient dans la plupart des sociétés les grands propriétaires fonciers et les aristocrates. Le XIXe siècle finissant peut sans doute être défini comme « l’ère du capital », mais même cette période ne saurait être « réduite » à cela. Ce fut aussi l’ère des nobles, des propriétaires fonciers et des prêtres et, dans la plus grande partie du monde, celle des paysans.

En réaction à ces problèmes, il s’est trouvé vers la fin du XXe siécle, un certain nombre d’historiens pour attribuer à l’État et à la « gouvernance », en particulier à l’État de type occidental élevé au rang de catégorie-clef, le rôle de « moteur » principal dans leur dramaturgie historique. Mais cela ne contribue pas vraiment à résoudre le problème. Le devenir de l’État moderne entretient de toute évidence à un certain niveau un lien de cause à effet avec les grands changements économiques de l’époque, même s’il n’est pas déterminé par eux mécaniquement.

En outre, mettre l’accent sur le développement de l’État et de la gouvernance au sens le plus large continue de laisser sans réponse cette question sous-jacente : pourquoi, en fait, l’État moderne s’est-il développé tout court ? L’énigme devient encore plus difficile à résoudre si l’on veut bien se souvenir que les États-Unis, qui étaient l’incarnation du projet politique le plus novateur de l’époque, avaient à peine commencé à s’industrialiser avant les années 1830, et que leur naissance et leur structuration avaient été le résultat d’une révolution contre l’État européen qui les maintenait sous sa domination.

L’objectif central de ce livre n’est pas de s’attaquer à cette question des causalités fondamentales. Il part toutefois de l’idée selon laquelle toute histoire du monde nécessite que l’on postule l’existence d’un réseau d’interactions plus complexe entre les formes d’organisation politique, les idées politiques et l’activité économique. L’économie garde certainement un rôle essentiel dans une telle approche. Les formes d’intensification locale de l’activité économique constituèrent en effet des moteurs importants du changement avant même que l’industrialisation ne soit intervenue à grande échelle.

Le chapitre 2 avance l’idée que le concept de « révolution industrieuse » développé par le spécialiste d’histoire économique Jan de Vries peut utilement être élargi pour détecter de nombreuses formes d’intensification de l’activité économique intervenues depuis 1650 au moins. Tout au long du XVIIIe siècle, des « révolutions industrieuses » œuvrèrent constamment à la réorganisation du monde dans tout un ensemble de lieux différents. On fit travailler davantage les capitaux et la main-d’œuvre depuis le sud de la Chine jusqu’au Massachusetts. De petites innovations technologiques s’accompagnèrent de modifications dans la distribution des marchandises et dans les habitudes matérielles des gens. Des familles de paysans devinrent des familles d’agriculteurs prospères. Les petits boutiquiers devinrent autant de bourgeois dans les villes d’Amsterdam, Fez ou Malacca. Tous aspiraient à une nourriture et à des vêtements de meilleure qualité, à davantage de prestige et à un meilleur statut social.

Pourtant, souligner l’importance des « révolutions industrieuses » comme le fait ce livre, ne revient pas à donner la priorité en matière de causalité historique à un autre type de moteur économique. Car les « révolutions industrieuses » ne furent pas uniquement un changement brutal dans la distribution des forces matérielles. Elles apportèrent aussi un changement au niveau du « discours », pour utiliser le vocabulaire d’aujourd’hui. Les horizons du désir changèrent pour les hommes et les femmes, car l’information concernant les idéaux et les styles de vie des groupes dirigeants circulait déjà plus rapidement.

Les « classes moyennes » voulaient imiter les modes de consommation en usage à la cour royale, cette dernière donnant désormais d’elle-même une représentation plus positive et plus convaincante. Ce fut cet ensemble d’évolutions conceptuelles qui conféra davantage de pouvoir aux boutiquiers, qui créa des demandes nouvelles de main-d’œuvre, et poussa certains marchands à traverser les océans à la recherche de produits de luxe. En retour, des États nouveaux, plus agressifs, en particulier en Europe occidentale, profitèrent de ces changements pour nouer des liens entre les différentes « révolutions industrieuses » à travers le monde en armant des compagnies maritimes de monopoles. L’introduction de l’esclavage dans la zone caraïbe constitua un cas ultime et forcé de « révolution industrieuse ».

Ces changements économiques et sociaux furent inégaux et déstabilisants. Ils créèrent des différences entre groupes et entre sociétés différentes. Ils suscitèrent un appétit de richesse, puis l’envie et le dégoût des voisins. Ils entraînèrent des guerres par-delà les mers, des inégalités devant l’impôt, des désordres sociaux et la remise en cause des autorités établies, qu’elles soient royales ou religieuses. Le bouleversement fut planétaire. Les philosophes français et les maîtres ès religion en Arabie centrale ressentirent de la même manière l’impact de ces relations nouvelles et les turbulences auxquelles elles donnèrent naissance.

C’est dans ce contexte que nombre de conflits localisés échappèrent à tout contrôle à travers le monde entre 1720 et 1820, et plus particulièrement après 1780. L’agressivité de l’État qui était né en France de la Révolution lui valut beaucoup d’ennemis féroces. Les États européens, leurs appendices coloniaux, et les États non européens adjacents, en particulier l’empire ottoman, l’empire de Chine et le Japon des Tokugawa se trouvèrent dans l’obligation de réviser à la hausse leurs ambitions. Les dirigeants de ces États durent revoir et adapter leurs idéologies. Ils furent contraints de s’implanter en profondeur dans des sphères de la société qui jusque-là avaient préservé leur autonomie.

Les changements politiques et idéologiques de l’ère révolutionnaire eurent de ce fait une dimension « catastrophique », au sens où ils ne pouvaient pas être prédits ou expliqués simplement sur la base des contradictions et des conflits propres à l’Ancien régime, ni même, en dernière analyse, par le seul développement du capitalisme. Désormais mû par des idées nouvelles généralisées par la crise, l’État se mit à souffrir d’une sorte d’éléphantiasis. Les élites bataillèrent pratiquement tout au long des premières décennies du XIXe siècle avec les problèmes d’ordre et de légitimité qui en résultaient. Les conflits idéologiques et politiques avaient en fait atteint une dimension mondiale avant même que l’économie se soit uniformisée dans la plus grande partie du monde. Le développement du capital ne fut donc pas une force en soi. Il se généralisa à l’intérieur d’une sorte d’écosystème social qui s’était déjà créé du fait d’une aspiration accrue au pouvoir, à la propriété, à la justice, ou à la sainteté.

Ce fut, en fait, seulement après 1840 que le mouvement, encore localisé mais désormais irrésistible, vers l’industrialisation commença à « faire des dégâts » à l’échelle planétaire. Cela survint au moment où une autre série de crises ébranlait l’ordre mondial : révolutions de 1848 en Europe, rébellions de masse en Asie, guerre de Sécession en Amérique. Les groupes dirigeants s’affairèrent à stabiliser l’ordre social par la promotion de l’industrialisation, ou du moins en en créant les conditions. L’industrialisation apporta à l’État des ressources nouvelles et de nouvelles armes pour ses soldats. En 1870, l’ère du capital était bel et bien devenue une réalité, conformément aux conclusions d’Hobsbawm. Mais pour acquérir un statut social et accéder à la respectabilité, les hommes du capital restaient dans l’obligation de rétrocéder une partie de leur influence aux rois, aux aristocrates, aux propriétaires fonciers et aux bureaucrates qui peuplaient les administrations de ces nouveaux États-nations inflexibles. L’ère du capital constitua par conséquent aussi une période durant laquelle perdurèrent les hiérarchies traditionnelles, et durant laquelle la religion se fit plus pressante et plus exigeante, ainsi que les chapitres 9 et 11 s’efforceront de le montrer.

En termes très généraux donc, les développements historiques paraissent avoir été déterminés par un parallélogramme complexe de forces incluant les changements économiques, les constructions idéologiques et les mécanismes étatiques. Les développements au sein de l’économie mondiale ne semblent pas à proprement parler avoir « précédé » ceux qui intervinrent dans les structures idéologiques et politiques. Ces champs s’interpénétraient et ils s’influencèrent mutuellement à des degrés variables et à des moments différents. Il y eut ainsi des périodes où l’État et les mythologies qui se créèrent autour de lui constituèrent autant d’agents du changement historique. Il y eut des périodes de flux et de fluidité, comme par exemple entre 1815 et 1850. Encore une fois, il y eut de fait des périodes durant lesquelles des restructurations économiques significatives intervinrent de manière cumulative pour déterminer les orientations du mode de gouvernement et son idéologie. Et de la même manière qu’il se produisit des changements avec le temps, l’équilibre entre ces différents éléments s’établit différemment d’une société à l’autre à travers les continents.

Deuxième problème : l’histoire mondialisée et le post-modernisme

Un deuxième problème se pose quand il s’agit d’écrire l’histoire du monde, qui découle de la récente notoriété acquise par des historiens qui ne réfléchissent pas du tout en se plaçant dans cette optique, et qui ont tendance à rejeter toutes les « grandes fresques » centrées sur le capital, l’État ou même les changements idéologiques. À compter de 1980, un certain nombre d’historiens ont été influencés par une école de pensée qui a été qualifiée de postmoderne ou de postcoloniale. Les adeptes de cette approche sont souvent hostiles aux approches comparatives élargies, à ce qu’ils appellent les métarécits, lesquels, selon eux, sont complices du capitalisme et de l’impérialisme qu’ils s’essaient à décrire. Les travaux sur l’État et sur le capital, dont il a été question plus haut, constituent autant de cibles pour les critiques de ces mêmes auteurs. En guise d’alternative, les auteurs qui se placent dans cette perspective tentent de redonner vie aux points de vue « décalés » des hommes et des femmes tenus à l’écart du pouvoir. Ces personnes privées de tout pouvoir sont considérées comme ayant été asservies par des capitalistes américains et européens de sexe masculin, c’est-à-dire ceux-là mêmes qui ont rédigé à l’époque les discours politiques et les comptes-rendus gouvernementaux. Par voie de conséquence, leur voix a systématiquement été ignorée dans ces grandes fresques rédigées par les historiens pour retracer l’histoire du monde.

Le tournant postmoderniste qui a affecté certains travaux historiques a de ce fait soulevé de réels problèmes. La « mondialisation » étant devenue le concept le plus en vue du moment, la demande émanant des milieux universitaires et du grand public d’une histoire qui prenne en compte le monde dans son ensemble paraît s’être énormément accrue. Il n’empêche que certaines des hypothèses sur lesquelles s’appuie toute histoire du monde ont été soumises à une critique radicale par les postmodernistes, au motif qu’elles font de l’expérience humaine quelque chose d’homogène et qu’elles « balaient » hors de l’histoire « les peuples privés de pouvoir ».

Il n’y a aucune raison justifiant que toutes les sciences humaines adoptent la même méthodologie. Ce genre de controverse peut se révéler tout à fait constructif. L’histoire a toujours quelque chose à y gagner dès lors que l’on trouve sur un seul et même rayonnage des manières différentes d’écrire la même histoire, et dès lors que des questions du type : « que s’est-il passé ? » se voient opposer des questions comme : « qui l’a dit ? » ou « qu’est-ce que cela signifiait ? ». Cela fut vrai dans les années 1970-1980, quand une école marxiste alors influente se trouva remise en cause par des historiens néo-conservateurs en Europe et en Amérique du Nord. Pourtant une chose est claire. Même quand ils décrivent l’expérience spécifique des pauvres, des femmes asservies ou des « autochtones », les historiens postmodernes ou postcoloniaux font constamment référence à l’État, à la religion, au colonialisme, c’est-à-dire à des phénomènes très généraux, et tenus pour tels dans leurs propres écrits.

Par conséquent, les travaux postmodernes passent généralement sous silence le « métarécit » spécifique qui leur est sous-jacent, lequel est politique et moralisateur tant par ses origines que dans ses implications. Ainsi, nombre de ces travaux semblent partir de l’idée qu’une évolution vers un monde meilleur aurait pu se dessiner si des moteurs historiques générateurs de phénomènes de domination tels que l’État unificateur, le patriarcat, ou même le rationalisme des Lumières occidentales n’avaient pas été aussi puissants.

Toute histoire donc, même celle des « fragments », est une histoire qui s’inscrit implicitement dans l’universel. Écrire l’histoire du monde peut par conséquent aider à mettre en lumière tout un ensemble de métarécits cachés. Comprendre pourquoi les choses changent a toujours constitué aux yeux des historiens une question essentielle. Pour cette raison, il reste important de prendre en considération les ressources et les stratégies, ainsi que les affrontements des groupes dominants et de leurs alliés dans une perspective historique mondiale, tout comme il est important de retrouver les jalons de l’expérience vécue par les peuples privés d’histoire.

Cela ne revient pas à prétendre que les histoires et les vies des individus et des groupes restés à l’écart des centres où s’écrit l’histoire sont sans importance. Tout ce qui est marginal a toujours été utile pour construire de grandes fresques, son contraire l’étant par ailleurs tout autant. Avant le milieu du XIXe siècle en particulier, il arriva fréquemment que des gens jusqu’alors « en marge » se retrouvent dans une position historiquement centrale. Des nomades et des guerriers tribaux devinrent des généraux d’empire. Des barbiers-chirurgiens devinrent de grands scientifiques. Des danseuses devinrent reine. Il était alors facile pour les individus de traverser les frontières souvent flexibles de statut et de nationalité. Historiquement, l’avenir restait ouvert. S’en tenir à mettre l’accent sur l’essor du capitalisme, de l’État moderne ou sur le concept de nation, reviendrait à coup sûr à cacher et à exclure une grande partie de ce qui est intéressant en matière de changement historique. Il est pourtant difficile de nier, et rares sont d’ailleurs ceux qui s’y risquent y compris parmi les historiens post-modernes, à quel point le poids de la tendance à l’uniformisation durant le « long » dix-neuvième siècle a été important.

Bien sûr, en 1914, les éléments hétérodoxes, transgressifs, ou flexibles restaient partout bien visibles. Le triomphe de la chrétienté moderne fut défié par la floraison de spiritualismes et de cultes ésotériques des guérisseurs, même au cœur de l’Europe. L’essor de l’islam orthodoxe fut confronté au défi d’une ambiguïté envahissante, qui laissait aux hindous, aux bouddhistes, et aux guérisseurs tribaux d’Afrique, la latitude de se mêler aux musulmans pratiquants dans leurs lieux saints. Les nouveaux centres de pouvoir se multiplièrent, à commencer par les puissantes phalanges du mouvement ouvrier organisé, remettant en cause la suprématie de l’État moderne et du nationalisme. Néanmoins, ces manifestations imprévisibles et non normalisées de l’action et de la pensée humaines furent de plus en plus affectées par les formes générales prises par la « gouvernance ». Elles furent influencées par les idées communément acceptées au sujet de la nation et du fonctionnement du marché international des capitaux. Voyants et spiritualistes s’approprièrent l’usage de l’imprimerie, tandis que les tenants du mouvement ouvrier organisé géraient leurs comptes en banque et tenaient à jour leurs minutes ou leurs mémorandums de la même manière que le faisaient les grandes entreprises. Ce livre rejette par conséquent l’idée qu’il puisse exister une contradiction quelconque entre l’étude des fragments de société ou des exclus du pouvoir d’une part, et celle des grands processus par lesquels la modernité s’est construite de l’autre.

A suivre...

Posté par Adriana Evangelzit

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