Le retour des rapaces

Publié le par Adriana Evangelizt

Regardez un peu ce qui attend l'Europe par le biais de Carlyle...

Le retour des rapaces

par Philippe Boulet-Gercourt


Rebaptisés « private equities », les rapaces sont de retour. Avec un appétit d’ogre, des capitaux colossaux, l’argument de la rationalisation industrielle et de fantastiques opportunités de profit rapide sur le dos des entreprises fragiles

La goutte d'eau qui a fait déborder le vase? C'est peut-être la fête extravagante donnée à New York pour ses 60 ans, qui aurait coûté 11 millions d'euros, dont près de 1 million pour une apparition de Rod Stewart. Ou bien cet article du «Wall Street Journal», dans lequel il confessait en pincer pour des crabes de roche à 290 euros pièce? A moins que ce ne soit, tout simplement, les 500 millions d'euros qu'il a empochés avec l'introduction en Bourse de son navire amiral, le Blackstone Group. Une chose est sûre: du jour au lendemain, Steve Schwarzman s'est retrouvé dans la ligne de mire de l'opinion publique et du Congrès, et avec lui tous les groupes de private equity (fonds privés d'investissement en capital). L'homme qui se vantait de vouloir «faire souffrir» des rivaux qu'il rêvait d'«exterminer» se retrouve soudain dans la position de l'arroseur arrosé...

Private equity: un terme chic et feutré, parfait pour ce club d'investisseurs fortunés qui lancent ou rachètent des entreprises qu'ils gèrent ensuite de façon privée, loin de la Bourse et de ses actionnaires pointilleux. Le phénomène existe depuis vingt ans, mais il a pris ces dernières années une ampleur folle, dopé par un crédit bon marché et des financiers toujours plus Imaginatifs. Aux Etats-Unis, les groupes de private equity ont assuré près de 290 milliards d'euros de rachats d'entreprises l'an dernier, et plus de 220 milliards au cours du seul premier semestre 2007. Les deals sont de plus en plus monstrueux - 23,6 milliards d'euros pour le rachat de Bell Canada (téléphone), tout juste annoncé - et les munitions de ces fonds, colossales: 1 100 milliards d'euros (fonds propres plus endettement potentiel). Jusqu'où iront-ils? Ils contrôlent déjà l'équivalent, en valeur, d'un dixième du New York Stock Exchange. Mais ils peuvent aller plus loin. Un deal à 70 milliards d'euros, dit-on à Wall Street, n'a plus rien d'impensable. Et si les Etats-Unis ont déjà été bien ratisses, le reste du monde regorge d'opportunités pour ces flibustiers de la finance. Carlyle, l'un des groupes les plus importants, vient de lancer un fonds européen qui sera doté de 3 à 5 milliards d'euros. Comptez - grosso modo - 4 euros d'emprunt pour 1 euro de capital, ce sont 15 à 25 milliards d'euros qui s'apprêtent à s'abattre sur le Vieux Continent. Et il ne s'agit que d'un fonds !

Ce qui pourrait les arrêter? Leur rapacité. Que ce soit dans les années 1980 avec les OPA et les junk bonds, les années 1990 avec la bulle Internet ou la vogue actuelle des rachats, Wall Street finit toujours par buter sur le même écueil: le fameux «greed is good» (la rapacité est une bonne chose) de Gordon Gekko dans le film «Wall Street» (voir encadré, p. 50). Dans le cas du private equity, cette rapacité est particulièrement insolente: l'an dernier, «les 25 personnes les mieux payées ont touché trois fois ce qu'ont gagné les 80 000 enseignants de New York», calcule Damon Silvers, un avocat de la fédération syndicale AFL-CIO. Non seulement ces financiers gagnent des sommes stratosphériques - près de 450 millions d'euros en moyenne pour chacun des 25 «top managers» -, mais ils font tout pour échapper à l'impôt! Au lieu d'être taxés comme s'il s'agissait d'un revenu, ils assimilent leur magot (une commission de gestion d'environ 2% plus un prélèvement de 20% sur les profits) à un gain en capital, taxé à seulement 15%.


Et bien sûr ils se paient sur la bête - la société rachetée - avec une voracité qui rappelle celle des Ivan Boesky (financier poursuivi pour délit d'initié) et consorts dans les années 1980. Un exemple? La «recapitalisation de dividende», par laquelle la société acquise contracte un emprunt pour payer un dividende à ses nouveaux maîtres. C'est ainsi que les groupes de private equity qui ont pris le contrôle du loueur de voitures Hertz, partageant au passage avec les banques près de 360 millions d'euros en «dépenses et commissions de transaction», se sont précipités pour se faire verser près de 720 millions d'euros de dividende, financé par emprunt. Le montant de ces dividend recaps est passé de moins de 3 milliards d'euros en 2002 à plus de 30 milliards en 2005. Autre exemple: Warner Music. Les groupes de private equity acquéreurs de ce grand nom de la musique ont empoché 2,3 milliards d'euros en un peu plus d'un an, pour un investissement de 1 milliard. Entre-temps, l'action Warner, réintroduite en Bourse dix-huit mois après son rachat, fait du sur-place depuis deux ans, 20% des salariés ont été licenciés et la moitié des artistes sous contrat remerciés...

Ce n'est pas tout: les deux soeurs jumelles de la rapacité, l'imprudence et la malhonnêteté, donnent un parfum furieusement années 1980 à bon nombre de ces deals. L'agence Bloomberg, parmi d'autres, a récemment publié une longue enquête sur les délits d'initiés qui précèdent l'annonce de nombreux rachats. «i», note l'agence. L'imprudence? Elle est à tous les coins de rue. Le fuel qui alimente le private equity se résume à trois mots: «argent pas cher». Les coûts d'emprunt de ces fonds «ont atteint des niveaux historiquement bas, note Andy Kessier, un ancien gérant de hedge fund, dans le «Wall Street Journal». Un taux inférieur à 4% est un cadeau. Or ce taux est récemment tombé à 2,4%». Malgré cela, la compétition grandissante entre fonds pour rafler les entreprises conduit certains à prendre des risques toujours plus importants. Les banques accordent par exemple des prêts-relais, détenant le capital le temps que les groupes de private equity aient rassemblé les fonds auprès de leurs investisseurs. Là encore, cela sent les eighties à plein nez: en 1989, quand le marché des «obligations pourries» s'était subitement écroulé, la banque First Boston s'était retrouvée propriétaire d'Ohio Mattress, une société de matelas de l'Ohio, après avoir accordé un prêt-relais de 350 millions d'euros. L'épisode est entré dans les annales de Wall Street avec un joli titre: «Le lit qui brûle»...

Comment se défendent les nouveaux maîtres du monde, confrontés à cette avalanche de critiques? Plutôt mal. Sur le fond, leur argumentation manque de punch. L'offensive des démocrates au Congrès, dit un lobbyste représentant les firmes Blackstone et Carlyle, «n'est rien d'autre que la volonté de l'AFLCIO de mettre fin à un traitement (fiscal) préférentiel de la prise de risque, par opposition au traitement des salaires». On découvre ainsi que le salarié n'est pas une entité qui prend des risques, comme celui de se faire virer à tout moment... Une autre ligne argumentaire fait écho au fameux discours de Gekko dans le film «Wall Street», quand celui-ci tourne en dérision la bureaucratie des grandes sociétés cotées. Trop d'entreprises normales se retrouvent incapables de changer «pour une myriade de raisons, qui incluent un management indélogeable, de l'inertie, la peur du changement», écrit Jack Welch dans «Business Week». Par contraste, poursuit l'ancien PDG de Général Electric, «le private equity crée presque toujours des business qui se portent bien. Il donne une vision claire et des objectifs mesurables à une compagnie, (...) il crée une mentalité de propriétaire excitante, déchaînant une passion renouvelée chez les salariés. Et il fait tout cela rapidement». Epatant, mais faux: la plupart des études menées depuis 2 000 montrent que les fonds de private equity, en moyenne, font à peine mieux que l'ensemble des grandes entreprises (le S&P 500). Une étude d'un prof de l'Insead et d'un autre économiste fait même apparaître une performance inférieure de 3,3% sur la période 1980-1996.

Bref, le boom du private equity commence à sentir le roussi. On finit de s'en convaincre quand on voit Moody's, la très sérieuse agence de rating, tirer à vue sur ces nouveaux barons: «L'environnement actuel ne suggère pas que les firmes de private equity investissent plus à long terme que les sociétés cotées en Bourse, malgré l'absence de pression que constituent les résultats trimestriels.» Et que dire des commentaires du patron de Goldman Sachs («les choses pourraient déraper très rapidement»), ou de celui du fonds Carlyle («la rapacité est aux commandes, personne ne craint l'échec»)? Sonnés par l'offensive du Congrès, inquiets de leurs propres excès, les nouveaux maîtres du monde rêveraient sans doute de calmer un peu le jeu. Mais ce n'est qu'un fantasme. Comme le rappelle Gekko dans «Wall Street»: «La seule chose qui compte, fiston, c'est le pognon. Le reste, c'est de la conversation.»

Sources Le Nouvel Observateur

Posté par Adriana Evangelizt

Publié dans LES MAGOUILLES DES USA

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article