Les pays de l'Est, "ânes de Troie" des USA

Publié le par Adriana Evangelizt

Excellente analyse pour bien comprendre le rôle exact des pays "démocratisés" de l'Est... chevaux de Troie ou ânes de Troie ?

La souveraineté des peuples et les "ânes de Troie"
par Claude Karnoouh et Bruno Drweski
 

La crise dans les relations transatlantiques suite à l'attaque contre l'Irak a permis aux USA d'entraîner dans leur sillage la plupart des dirigeants des pays de l'Est candidats à l'adhésion à l'UE. Elle a provoqué dans "nos" médias l'accusation que ces pays seraient devenus les "chevaux de Troie" visant une "Europe" bien décidée à promouvoir une politique étrangère unifiée et pouvant contrebalancer l'unilatéralisme de Washington. Mais si cette accusation d'être devenus des agents des USA sur le vieux continent répond bien à une réalité, on appelle d'ailleurs cela "les ânes de Troie" dans les milieux d'opposition à la guerre d'Irak en Pologne, cela ignore le fait que les peuples concernés sont dans leur majorité opposés à la guerre américanisatrice et que les Etats d'Europe occidentale ne se sont pas non plus bousculés pour appuyer les positions de Paris ou de Berlin, eux-mêmes très hésitants dans leur appui à l'ONU et à la formation d'un bloc d'Etats anti-hégémoniques. En plus, les pays candidats n'avaient pas caché auparavant leur tropisme atlantique. Qui a oublié la proposition de Vaclav Havel de lui voir succéder Madeleine Allbright au poste de président de la République tchèque ou les achats d'avions nord-américains par la Pologne ? Il n'y a donc pas de stratégie alternative à l'hyperpuissance étasunienne dans le monde actuel et le projet de PESC n'est, pour le moment du moins, qu'une idée en l'air permettant de rendre l'UE plus sympathique mais pas pour autant plus efficace comme contrepoids.


Si l'UE, comme la plupart des Etats qui la constituent, n'a pas de stratégie claire de rupture avec l'hégémonie de l'impérialisme US, ce dernier a bien, lui, une stratégie de prise en main des peuples, par différentes méthodes, la guerre, les pressions économiques, les coups d'état, les achats de "décideurs", la création de réseaux d'agents d'influence et de propagande (de "communication") , etc. Cette stratégie est passée jusqu'à présent en grande partie par les anciens Etats socialistes d'Europe.

On sait que la pénétration des élites de ces pays par les agents d'influence US est ancienne, elle date de la guerre froide, mais aujourd'hui, elle s'affiche sans complexe. Un homme joue dans ce "rassemblement" un rôle clef, Bruce Jackson, ancien vice-président de Lockheed-Martin, en charge par exemple de la vente des avions F-16 à la Pologne aux dépens des intérêts économiques polonais, qui auraient dû préférer l'offre de modernisation des avions russes que leur offrait Moscou, ou des intérêts "européens", l'achat d'avions suédois ou français. C'est ce même Jackson qui, en tant que consultant de Rumsfeld, a joué un rôle important dans la promotion de la politique guerrière des USA au Moyen-Orient. Cet ex-officier des services de renseignements de l'US Army a donc développé tout un réseau de relations à l'Est qui lui a servi à obtenir l'adhésion non désintéressée à la politique des USA en Irak. Il participe donc au "Comité pour la libération de l'Irak" qui est une émanation du "Projet pour un XXIème siècle américain" (tout un programme!) regroupant les néoconservateurs des USA, et parmi lesquels on retrouve Kagan, Kristol, Mc Cain, Lieberman, etc. Au sommet du Comité pour la libération de l'Irak, on retrouve aussi la "crème" des ex-dissidents de l'Est soudainement intéressés par la Weltpolitik nord-américaine : Geremek (ex-chef de la diplomatie polonaise), Michnik (directeur du plus grand quotidien polonais), Landsbergis (ex-président lituanien), Ilves (ex-chef de la diplomatie estonienne), Stoyanov (ex-président bulgare), Vondra (actuel vice-ministre tchèque des Affaires étrangères), etc. mais aussi le très francophobe journaliste britannique Christopher Hitchens. Ce réseau a déjà servi pour faire signer la fameuse lettre des chefs de gouvernement des "PECOS" critiquant la position franco-allemande dans la guerre contre l'Irak. On sait d'ailleurs que cette lettre "spontanée" a été dictée mot à mot sur un coin de table par Jackson aux signataires, lors d'un diner à l'ambassade slovaque de Washington de telle façon à ce qu'elle reprenne les termes de l'intervention de la "colombe" Colin Powell à l'ONU (Financial Times, 11 février 03).

Cet alignement de ladite "nouvelle Europe" une fois réalisé, Jackson s'est lancé dans la "conquête" de la "vieille Europe" avec l'appui du "Club Europe Est-Ouest", tout récemment créé (février 2003) par le chercheur français Jacques Rupnik (directeur de recherche au CERI), et qui a comme but avoué de rapprocher la "vieille Europe", c'est à dire les Etats qui rechignent quelque peu à suivre aveuglément l'ordre d'outre-atlantique, avec la "nouvelle Europe", c'est à dire les fidèles alliés des USA. Un invité hongrois de ce club a ainsi déclaré : "Nous voulons plus d'Europe mais pas moins d'Amérique", ce qui a le mérite d'être clair et de savoir sur quelle base le "compromis" soutenu par cette association devrait se réaliser. Ce désir va d'ailleurs au devant de ceux des dirigeants mis en place dans les capitales est-européennes, le Premier ministre tchèque, Vladimir Spidla, ayant déclaré (Radio Europe "libre" 28 mai 2003) : "L'Europe et les USA doivent maintenir leur liens d'alliance, de partenariat et d'amitié. Il n'est ni dans notre intérêt ni dans celui de personne d'autre de construire des structures parallèles ou alternatives à celles que nous (sic!) avons déjà réalisé dans le cadre de l'OTAN".

 
Poursuivant son cheminement, Jacques Rupnik a présidé le 21 mai dernier, au CERI une conférence de M. Jackson qui, se croyant sans doute à Bagdad, est venu répandre la bonne parole sans craindre la contradiction dans un des hauts lieux de la formation des élites d'une République qui semble en sursis. Mais les efforts de Jackson et de ses alliés rencontrent ceux d'autres agents d'influence "venus du froid". Car les "vieux conservateurs" des USA ont de leur côté créé sous la présidence d'Henry Kissinger la "New Atlantic Initiative", au sommet de laquelle on peut croiser Michael Howard (celui qui a élaboré le dossier sur la "détention" par l'Irak des armes de destruction massive), Henry Hide, en charge de l'office de propagande du département d'Etat et d'autres sommités "morales" comme Vaclav Havel, Leszek Balcerowicz, Margareth Thatcher, Zbigniew Brzezinski, Richard Perle, Newt Gingrich, mais aussi Jean-François Revel et Alain Besançon, ainsi que Pierre Lellouche et Alain Madelin, qui a "courageusement" attaqué Chirac pendant la guerre d'Irak à partir du sol des Etats-Unis, ce qui n'a pas soulevé dans "nos" médias autant d'indignation que lorsque Georges Marchais avait déclaré à Moscou son appui à l'intervention des Soviétiques en faveur du gouvernement légal de l'Afghanistan combattant alors des protégés des USA comme Ben Laden. Donc, c'est dans ce contexte que M. Jackson est venu appuyer l'effort de ses troupes au sein du CERI et des élites de la société française.

 
La présentation de ce dignitaire a été faite ainsi: officier des renseignements de l'US Army, cadre supérieur de Lookheed Martin et chef de son département des ventes stratégiques. Il est également fondateur d'une "ONG" ayant pour but l'extension "de la démocratie et de l'OTAN", et dont le siège est à Varsovie, là même où fut signé en 1955 le fameux pacte qui allait symboliser la souveraineté limitée des pays d'Europe de l'Est. Jackson se présente comme un homme d'élégance sobre, sans caractère, lissé, sans aspérité. Il a fait une conférence dans le style des sciences-po américaine, en ayant construit la logique de son discours à partir de prémisses données comme évidentes et présentées comme la chose la plus normale au monde. Le titre de la conférence, Transatlantic relations after the Iraq war - Frontiers of Freedom, n'était en fait pas le sujet abordé, c'était plutôt : "Pourquoi faut-il soutenir, au nom du bon sens et de la morale, les propositions de l'administration Bush ?" Le préambule part de l'axiome que, comme l'a déclaré Havel, le "révolutions de 1989 furent morales". C'est l'appel aux valeurs démocratiques des pays de l'OTAN qui sont censées avoir préparé ce changement. Rien n'est donc dit sur les tourments de la guerre froide, et l'histoire de l'Europe depuis 1991 est totalement confondue avec celle de l'extension de l'OTAN. Toutes ses missions depuis 1991 sont présentées comme un continuum correspondant implicitement mais jamais explicitement aux intérêts officiels des USA. Les deux guerres d'Irak sont présentées comme participant de l'histoire européenne.

 
Dans ce qu'il définit comme la troisième phase de l'histoire européenne, Jackson aborde la réunification allemande et les synergies d'union politique. Rien n'est dit des pourquoi de la décomposition de l'ex-Yougoslavie, des paupérisations absolue en Bulgarie et en Roumanie, de la tiersmondisation d'une grande partie de la Hongrie, de la Slovaquie, de la Pologne, de la Lituanie, de la Lettonie, de l'Ukraine, etc. Rien n'est dit non plus sur les échecs sociaux et même "multiculturels" de l'OTAN en ex-Yougoslavie. Quel est le projet de paix pour les Balkans ? Rien, si ce n'est qu'il vise claiement à assurer un contrôle militaire des populations. Pas un mot sur les développements économiques. Mais Jackson insiste en revanche sur les modèles de stabilité qui ont failli dans les Balkans, celui mis en place par Vienne au début du XXe siècle en Bosnie-Herzégovine, ou celui élaboré lors de la paix de Versailles, tout est présenté de façon simplifiée afin de permettre d'aboutir à "l'heureuse intervention" des USA à la fin du XXème siècle. Sur la faillite du modèle viennois des Balkans, on n'a donc rien entendu concernant le montage de l'assassinat de l'archiduc d'Autriche résultant d'une provocation. Rien non plus n'a été dit sur le jeux des puissances européennes dans les guerres, et leur volonté de briser l'empire ottoman.

Mais Jackson avoue que la Bosnie et le Kosovo sont des protectorats, le mot est lancé. Il aurait peut-être fallu nous expliquer pourquoi, sous forme de Yougoslavie, ces pays n'avaient pas besoin d'être des protectorats, et pourquoi le niveau de vie global des populations y était bien plus élevé, que les Yougoslaves pouvaient voyager librement à l'étranger, etc. La stabilité dans les Balkans n'est aujourd'hui plus assurée que par la présence sans fin prévisible des troupes de l'OTAN. On n'a évidemment rien entendu sur la présence de bases de l'US Army le long des corridors pétroliers des Balkans.

 
Toutes ses interprétations partent d'un présupposé jamais explicité, "la sécurité européenne". Il faudrait toutefois se poser la question de savoir s'il peut y avoir une sécurité en Europe, ou ailleurs, avec une présence nord-américaine. Jackson n'emploie bien entendu jamais l'expression de monde multipolaire. Ni ne mentionne que les pays candidats de l'Est appliquent depuis 1989 des normes juridique-politiques minimales, allant à l'encontre de celles qui règnent dans la plupart des pays d'Europe occidentale. Les manifestations actuelles pour les retraites donnent un exemple de démocratie à un moment où de semblables manifestations sont impensables en Europe de l'Est, où pourtant les retraites ont été beaucoup plus amputées. Voilà un des autres aspects du "cheval de Troie". En écoutant Jackson, on retiend l'impression que les USA attribuent à l'UE le rôle de supplétif de leur politique européenne, d'un supplétif certes développé, mais qui doit être contrôlé. Derrière ce discours on voit se profiler au compte-goutte quelques éléments sur le vrai grand jeu, qu'il nomme "Eurasian Energy Corridor". C'est en fonction de ce corridor qu'il déclare que "Trade Energy gives Russia a meaningful role in Europe". Et les USA doivent contrôler cette nouvelle route de la soie, ...en même temps sans doute que l'ancienne qui menait de Pékin à Bagdad en passant par l'Asie centrale. Il faut donc que les Russes contrôlent et gèlent les conflits aux frontières de "leur empire", pour le plus grand intérêt de l'empire global. Mais, concession aux personnes sensibles, selon Jackson, Huntington a tort, il n'y pas de clash de civilisations, mais seulement un clash d'intérêts. Mais alors, quels sont nos intérêts ? Sont-ils identiques à ceux de Washington ? Pour le contrôle de cette nouvelle route de la soie, de l'énergie, le conférencier affirme qu'il faut absolument intégrer l'Ukraine à l'UE, et contrôler la Roumanie, la Bulgarie, la Turquie, elles aussi devant être dans l'UE. Rupnik a alors souligné qu'on ne savait donc plus très bien où se trouvaient les limites de l'Europe. Jackson lui a répondu en déclarant qu'il fallait que l'Europe occidentale sache accepter une grande Europe et renonce à une Europe étroite. Son approche ne fait aucune différence entre intégration politique et intégration économique. Mais, à l'encontre du titre de la conférence, il a refusé de parler des tensions entre la France, l'Allemagne et les Etats-Unis ! Rupnik de son côté a estimé qu'au moment de la chute du bloc soviétique, l'UE "a trop défendu ses propres intérêts", comme si les USA n'avaient pas défendu les leurs, et sans rappeler la position première de Mitterand de créer une confédération plutôt qu'une fédération.

Pour Jackson, il n'y a pas de différence essentielle entre l'UE et l'OTAN, mais comme les USA ne sont pas membres de l'UE, ils semblent vouloir la contrôler par le biais des pays qu'ils contrôlent bien aujourd'hui, ceux d'Europe de l'Est mais aussi la Grande-Bretagne, les Pays-Bas ou le Danemark.

La conférence n'était sans doute pas si importante en elle-même, mais elle a constitué un précédent, celui de faire accueillir un personnage qui s'est opposé vigoureusement aux intérêts de la France par des fonctionnaires payés par l'Etat français et dans le cadre doublement officiel du CERI à Sciences-Po. En plus, cette présence a été trouvée normale, sans prévoir de contradicteurs pouvant par exemple demander à Jackson des explications sur son rôle dans la rédaction de la lettre des "dix de Vilnius" qui visait explicitement Paris. Qu'il puisse y avoir la présence d'un représentant officiel des intérêts les plus anti-français, accueilli par des chercheurs qui sont des fonctionnaires rétribués par la République française, c'est-à-dire par les contribuables français est un acte qui démontre la perte de conscience civique de nombreux fonctionnaires français. Décidément le "carcan" étatique français n'est plus ce qu'il était. Madelin peut dormir tranquille. Les USA en revanche ont eux une politique d'Etat.

Posté par Adriana Evangelizt
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J
Tout est de toi? <br />  
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