Nir Rosen : L’Irak n’existe plus

Publié le par Adriana Evangelizt

Nir Rosen : L’Irak n’existe plus

Le journaliste Nir Rosen a enquêté sur la situation des irakiens qui par millions ont fui leur pays dévasté par la guerre et les violences inter-confessionnelles. Il s’entretient ici avec Amy Goodman, pour Democracy Now, sur la situation en Irak, le sort des réfugiés et les conséquences de cette crise humanitaire d’ampleur considérable qui menace de déstabiliser la région.

Entretien de Nir Rosen avec Amy Goodman, pour Democracy Now, le 21 août 2007.

Nir Rosen est journaliste indépendant, auteur de « In the Belly of the Green Bird : The Triumph of the Martyrs in Iraq ». Le New York Times a récemment publié dans son édition dominicale l’enquête qu’il a effectuée sur le sort les réfugiés irakiens.

Amy Goodman : Pouvez vous nous parler de la crise des réfugiés ? Donner leur nombre en Irak et à l’étranger ?

Nir Rosen : A l’étranger, nous approchons des trois millions, qui ont fui depuis 2003. Il y avait naturellement des réfugiés qui avaient quitté le pays avant cette date, à cause de Saddam et pour d’autres raisons.

La situation en Irak

A l’intérieur de l’Irak, je pense que l’on a un nombre semblable de personnes déplacées fuyant de chez eux dans les quartiers mixtes pour aller dans des zones plus homogènes [1]. Les sunnites de Bassora se dirigent vers les quartiers sunnites de Bagdad, ou plus au nord, vers le kurdistan. Les chiites de la province de Diyala vont vers des régions plus sûres pour eux. Et les kurdes de Mossoul vont au Kurdistan.

Une famille comme celle que nous venons de voir [2] ne reviendra jamais chez elle, me semble-t-il.

Amy Goodman : Pourquoi ?

Nir rosen : L’Irak a été transformé de façon irrémédiable, je crois. Je ne pense pas que l’Irak... on peut dire qu’il n’existe plus. Il y a eu un nettoyage ethnique très efficace, systématique, des sunnites de Bagdad des zones qui sont maintenant majoritairement chiites. Les sunnites ont été une cible, comme l’ont été les familles mixtes telle que celle que nous venons de voir. Avec un nom comme Omar, il est manifestement sunnite - c’est un nom typique chez les sunnites, on peut se faire exécuter uniquement parce que l’on porte le nom d’Omar. Bagdad est désormais tenue fermement par les milices chiites, et elles ne l’abandonneront jamais.

Amy Goodman : Que pensez vous de la proposition du Sénateur Levin appelant le gouvernement Maliki dans son ensemble à se démettre ?

Nir Rosen : c’est idiot, pour plusieurs raisons. Avant tout, le gouvernement n’a plus d’importance réelle. Il n’a pas de pouvoir. Et peu importe celui qui s’y trouve, il n’aura aucun pouvoir. Bagdad n’a plus aucune importance en dehors de la ville elle-même. Bagdad était la ville la plus importante d’Irak, et celui qui contrôlait Bagdad contrôlait l’Irak. Aujourd’hui, vous avez une collection de cité-états : Mossoul, Bassora, Bagdad, Kirkourk, Irbil, Suleymanye. Chacune est virtuellement indépendante, et elles ont leurs propres seigneurs de la guerre, leurs propres milices. Ce qui se déroule à Bagdad n’a plus d’importance. C’est le premier point.

Deuxièmement, qui pourrait-il installer à la place au gouvernement ? Qui croit-il qu’il va installer ? Allawi ou un autre candidat laïc ? Il y a eu des élections démocratiques, et la majorité des irakiens ont choisi le parti religieux Dawa, le Conseil Suprême de la Révolution Islamique, et le mouvement de Sadr. Voila les mouvements qui sont populaires parmi la majorité des chiites, qui eux-mêmes sont une majorité en Irak. Donc, qui vous installez, cela n’a aucune importance. Les gens de la Zone Verte n’ont jamais eu aucun pouvoir. Les américains, que ce soit le gouvernement ou les journalistes sont focalisés sur la Zone Verte depuis le début de la guerre, mais cela n’a jamais vraiment compté. Ce qui importe, c’est ceux qui ont le pouvoir dans la rue, les différentes milices, qui, selon le lieu ou vous vous trouvez, sont sunnites, chiites, tribales, religieuses ou criminelles. Il s’agit là de la même mécompréhension de la politique en Irak. Le gouvernement n’agit pas, ne fournit aucun service public, que ce soit la sécurité, l’électricité, la santé ou autre. Différentes milices contrôlent les différents ministères et en font leur fief. Des ministères attaquent d’autres ministères...

Amy Goodman : Quelle est la milice la plus puissante ?

Nir Rosen : Les milices chiites, comme l’armée du Mahdi [3] la Brigade Badr, la police irakienne, l’armée irakienne. L’armée américaine est elle-même une autre milice, et elle est très puissante, mais n’est peut-être pas la plus puissante. L’armée du Mahdi contrôle essentiellement la police et l’armée irakienne. Bien évidemment, dans le nord la police et l’armée sont aux mains des différentes milices kurdes. Donc la réponse dépend de l’endroit où vous vous trouvez.

L’exode des irakiens

Amy Goodman : pouvez vous nous dire pourquoi les irakiens choisissent de s’expatrier vers tel ou tel pays ? Vous parliez de près de 3 millions d’irakiens - sur une population de combien ? 27 millions ?

Nir Rosen : Vingt-six, vingt-sept, à l’origine oui, mais personne ne le sait précisement.

Amy Goodman : Donc plus de 10%.

Nir Rosen : Oui, et de plus près d’un million sont morts depuis le début de l’occupation.

Il y a plusieurs facteurs qui expliquent pourquoi ils choisissent un pays. La facilité de l’accès est l’une d’entre elles. La Syrie est le pays le plus ouvert et le plus généreux de tous ceux de la région. Ils acceptent quiconque entre chez eux. Et durant longtemps ils ont fourni gratuitement les soins médicaux et continuent à assurer gratuitement l’éducation. Mais ils ont été dépassés par cette charge car le gouvernement syrien subventionne des produits comme le pain. Ce qui fait que chaque miche de pain achetée par un irakien est finalement payée en partie par le gouvernement syrien. Avec pour résultat que celui-ci a de plus en plus de mal à supporter ce coût.

Les jordaniens ont fermé leur frontière en 2005, en partie parce qu’ils étaient débordés, et aussi parce qu’ils ont un problème démographique qui les inquiète. La moitié de la petite population de Jordanie est palestinienne, et désormais on a introduit un million d’irakiens supplémentaires. La dictature jordanienne est avant tout un régime très fragile [4].

Amy Goodman : Que gagnent ces pays à accueillir les réfugiés irakiens ?

Nir Rosen : La Jordanie a accueilli au début les plus fortunés, comme le fit l’Egypte, et a donc certainement bénéficié de l’apport en grande quantité d’argent et d’investissement. Ils exigeaient aussi un dépot d’argent en banque pour obtenir le droit de résidence. Mais la Jordanie offrait un environnement moins accueillant pour les chiites. La Syrie offre l’environnement le plus accueillant pour n’importe quel irakien : chiites, sunnites, chrétiens, trouvent tous un quartier où ils sont bien accueillis. Quant au Liban, il est très difficile d’y entrer, et il y a une possibilité d’être expulsé par le gouvernement libanais.

Cependant les chrétiens irakiens ont découvert que les chrétiens du liban se sont montrés très généreux envers eux et les ont protégés. Les chiites irakiens ont eu tendance à aller dans les quartiers chiites de Beyrouth. L’Egypte a fermé ses frontières après l’entrée d’à peu près 150 000 irakiens, la plupart sunnites. La majorité des réfugiés irakiens sont sunnites, bien que les sunnites soient une minorité en Irak. La Suède en a accueilli 40 ou 50 000, je crois. Ils ont été trés généreux. Et comme vous l’avez rappelé, nous en avons accueilli 700 [aux USA], ce qui est un nombre ridicule.

Amy Goodman : Quelles sont les justifications pour cet état de fait, compte tenu que les USA ont déclaré aller en Irak pour sauver le peuple irakien, et en autorisent seulement 700 à venir ici ?

Nir Rosen : Il y a plusieurs raisons pour lesquelles on ne les accueille pas. Je pense que le fait qu’ils soient arabes et musulmans est probablement l’une d’entre elles. La principale raison est sans doute que si l’on accueille des réfugiés, on admet que la totalité de la politique en irak est un échec. Si l’Irak expatrie ses réfugiés, si les gens fuient l’Irak pour rester en vie, alors tout ce qui a été fait est un échec, et c’est le cas, bien sûr. C’est un échec.

Il y a également des raisons sécuritaires. le Département de la Sécurité Intérieure a des difficultés à contrôler les irakiens, et connait même des difficultés à les diriger vers les ambassades pour commencer le processus de contrôle. Tout ceci prend un temps très long, d’un point de vue logistique.

Amy Goodman : pourquoi ne parviennent-ils pas à effectuer ces contrôles ?

Nir rosen : Je pense qu’il y a de l’incompétence et une sorte de manque d’intérêt. L’un des facteurs qui empêchent également les irakiens d’obtenir des visas est le fait d’avoir du payer une rançon. De nombreux irakiens, pratiquement chaque famille que je connaîs, ont été victimes d’un kidnapping. Si on paye une rançon pour obtenir la libération d’un membre de sa famille, selon le gouvernement des USA, on apporte un soutien matériel au terrorisme, et de ce fait on peut se voir interdit d’obtenir un visa pour les USA.

Amy Goodman : Si vous payez n’importe quel genre de rançon ?

Nir Rosen : Oui

Amy Goodman : Des gouvernements ont payé des rançons, comme le gouvernement italien, pour obtenir des libérations en Irak.

Nir Rosen : Oui. Je suis persuadé que le gouvernement des Etats-Unis l’a également fait, mais cela a été un obstacle pour les irakiens. En général, il y a une aversion de la part de l’Amérique pour accueillir des arabes, des musulmans, et des irakiens en particulier. Je pense que les chrétiens, les chétiens irakiens sont en meilleure situation, car l’occident, que ce soit l’Australie, l’Angleterre, l’Amérique est plus enclin à accueillir des chrétiens et se soucie plus de leur sort. Je crois qu’il existe également des groupes de pression plus forts en occident, au Canada et aux USA, qui sont actifs au sujet des chrétiens d’irak.

Conséquences régionales

Amy Goodman : Quel impact sur la situation politique de ces pays, de la Syrie, de la Jordanie, du Liban, de l’entrée des réfugiés irakiens ? Et, en élargissant le point de vue, quel est l’impact de la guerre sur ces pays ?

Nir Rosen : Quand nous pensons à la crise des réfugiés irakiens, nous devons garder en tête une autre crise, à la lumière de laquelle les gens de la région pensent celle-ci, et c’est la crise des réfugiés palestiniens. En 1948, jusqu’à 800 000 palestiniens furent expulsés de chez eux en palestine, pour donner naissance à ce qui allait devenir Israel. Ils partirent au Liban, en Syrie, en Jordanie. Ils furent mis dans des camps de réfugiés. Finalement, après quelques années, ils furent mobilisés, militarisés. Ils ont eu leurs propres milices, ont lancé des attaques, tentant de libérer leurs terres. Et ils ont finalement été instrumentalisés par divers gouvernements, au Liban, en Jordanie et en Syrie. Des groupes les ont utilisés, et ils ont été massacrés par les Libanais comme par les jordaniens. Ils ont également contribué à destabiliser la Jordanie et le Liban.

Je crois que nous assisterons à quelque chose de similaire avec les irakiens, car ils sont bien plus nombreux, approchant les 3 millions, et nombre d’entre eux ont déjà des liens avec les milices de leur pays parce que pour survivre en Irak vous avez besoin de milices pour vous protéger. Il existe également des liaisons déjà anciennes pour la contrebande d’armes, les combattants.

S’ajoute à cela la question confessionnelle très sensible en Syrie et en Jordanie. Le régime syrien est un régime dirigé par une minorité perçue par les sunnites comme hérétique [5] . La majorité des réfugiés sont des sunnites. La Syrie a de bonne relation avec le gouvernement irakien dominé par les chiites. Il existe divers groupes islamistes dans l’opposition qui ont tenté de renverser le gouvernement en Syrie. La Jordanie a également sa propre opposition islamiste. Il est vraisemblable que nous assistions, au fur et à mesure que les sunnites sont chassés de Bagdad et que les milices sont chassées vers la province d’Anbar, à un rapprochement avec les groupes islamistes en Syrie, au Liban et en Jordanie.

Il est donc erroné de considérer l’Irak comme un conflit isolé. Il s’agit maintenant d’un conflit régional qui va concerner la Syrie, la Jordanie, l’Arabie Saoudite et le Liban. Nous voyons déjà que ces combattants s’exportent, comme par exemple lors des combats au Liban de ces derniers mois. De nombreux vétérans irakiens ont cherché refuge au Liban par exemple dans les camps de réfugiés palestiniens.

L’Irak et la crise libanaise

Amy Goodman : parlez nous de ce qui se passe en cemoment au Liban avec le Fatah Al Islam, en particulier au camp de Nahr el Bared.

Nir Rosen : Le camp de Nahr el Bared n’existe plus. Il a été complètement nettoyé. L’armée libanaise a détruit, complètement démoli, un camp de réfugiés qui abritait 40 000 personnes, qui sont désormais sans domicile. Ils sont partis en emportant uniquement la chemise qu’ils avaient sur le dos.

C’est l’existence d’un groupe nommé Fatah Al Islam, ayant annoncé sa création en 2006, qui a provoqué le conflit. Ils sont une sorte d’excroissance née à partir d’un groupe palestinien laïc pré-existant nommé Fatah Al Intifada, en mettant à profit la négligence complaisance de la Syrie et un environnement très accueillant au nord Liban, où se trouvent des salafistes qui agissent déjà en liaison étroite avec le Mouvement du Futur, dominé par les sunnites. Comme Seymour Hersh l’a expliqué dans son article, il semble que le mouvement du futur dirigé par Saad Hariri espérait pouvoir mettre à profit la présence des salafistes et des jihadistes dans les camps et ailleurs pour tenir le rôle d’une sorte de milice sunnite contre le Hezbollah. Mais ces groupes n’étaient pas intéressé par le combat contre les chiites. Ils étaient plus intéressés par le combat contre Israel, les USA, les croisés, et par l’etablissement de leur propre émirat islamique au nord Liban. le résultat a été un clash très brutal, sanglant, avec l’armée libanaise et les forces de sécurité.

Ils ont mis à profit le fait que les camps palestiniens au Liban sont autonomes en termes de sécurité. les forces de sécurité libanaises n’étaient pas autorisées à entrer dans les camps, en raison d’un accord datant d’il y a plusieurs dizaines d’années. Certains de ces camps comme Ain Al Hiwa, au sud de Beyrouth, envoyaient depuis longtemps des jihadistes en Irak. Ce qui s’est passé voila environ un an, c’est que le flot s’est renversé, avec des combattants irakiens cherchant refuge ailleurs. Ils ne peuvent se rendre en jordanie, ne peuvent aller en Syrie. Le Liban offrait un environnement beaucoup plus permissif : pas d’état fort, pas de forces de sécurité puissantes, des camps palestiniens qui sont à l’écart des lois, un endroit ou les libanais vont chercher refuge s’ils veulent échapper à la loi, et un environnement très accueillant pour les salafistes dans les zones sunnites en raison des tensions accrues entre les confessions au Liban.

Les Libanais voient ces conflits, tout spécialement les sunnites, à la lumière du conflit en Irak. Ils croient à ces théories conspirationnistes sur le "Croissant Chiite", sur un agenda chiite avec l’iran exportant sa révolution dans la région. Ce sont des peurs infondées, mais elles sont très fortes chez les sunnites. T out ceci a pour résultat que les sunnites du Liban veulent leur propre milice afin de les protéger de ce qu’ils croient être une tentative du Hezbollah pour contrôler le pays.

Amy Goodman : Que pensez-vous des analyses de Seymour Hersh, de l’enquête qu’il a menée, affirmant que les USA et le gouvernement saoudien appuient en secret des organisations de militants sunnites comme le Fatah Al Islam, dans le cadre d’une politique étrangère basée sur la lutte contre l’iran et l’influence des chiites ?

Nir Rosen : Hersh et moi travaillons à des niveaux différents, en ce sens que mon travail a porté principalement sur le terrain dans les camps de réfugiés et les quartiers pauvres du Liban. J’ai eu à faire aux miliciens, pas au niveau des acteurs de la géopolitique qui peuvent les financer. Je n’ai donc trouvé aucune preuve que les USA ou l’Arabie Saoudite étaient directement impliqués.

Ce qui est clair, par contre, c’est que les groupes jihadistes au Liban sont financés et assistés par divers salafistes qui sont très proches du gouvernement Libanais et qui soutiennent le mouvement du 14 mars. L’argent provient certainements de riches patrons d’Arabie Saoudite. Ces groupes sont très bien armés - des armes très récentes, comparativement à celles de l’armée Libanaise, ont des ordinateurs portables, sont très biens pourvus. Certains de leurs appartements sont loués par des gens associés de près au gouvernement libanais.

Mais là ou j’étais, il n’y avait pas d’implication directe des USA, pour autant que j’en ai vu. Il serait très stupide de soutenir ces jihadistes. Je pense que le gouvernement libanais et ses alliés considèrent également que c’est très dangereux pour eux, qu’ils ne peuvent contrôler ces gens, les utiliser pour parvenir à leurs objectifs. Nous l’avons tenté nous-mêmes en Afghanistan et continuons de souffrir des conséquences. Je pense qu’au Liban ce sont ces groupes qui ont tiré avantage des autorités libanaises, et non l’inverse.

 

[1] Selon le Croissant Rouge irakien le nombre de personnes déplacées en Irak a atteint 1,1 millions en août 2007. lire : The Independent du 25 août

[2] dans le reportage précédent l’entretien retranscrit ici

[3] Armée du Mahdi : milice des partisans de Moqtada Sadr.

[4] Les diplomates et militaires réunis par cette année par le magazine Rolling Stones pour analyser les développements de la situation en Irak et dans la région partagent les mêmes inquiètudes sur le futur du régime jordanien. Lire Futurs sombres pour l’Irak

[5] La Syrie est dirigée par Bachar El Assad, membre de la minorité religieuse Alaouite, qui est une branche issue du chiisme.

Sources YA BASTA

Posté par Adriana Evangelizt

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